Sunday, January 2, 2011

« J’accuse »


Par Hani Shukrallah, Samedi 1er janvier 2011

L’hypocrisie et les bonnes intentions n’empêcheront pas le prochain massacre. Seul un regard sévère sur nous-mêmes et une volonté nécessaire de faire face à l’horreur de notre crise le permettront.


Nous nous joignons au refrain des condamnations. Ensemble, Musulmans et Chrétiens, gouvernement et opposition. Églises et mosquées, dignitaires religieux et laïcs : tous, nous levons et déclarons d’une seule voix la dénonciation sans équivoque d’Al-Qaïda, des militants islamistes, et des fanatiques musulmans de toute mouvance, teinte et couleur. Certains d’entre nous iront même jusqu’à dénoncer l’islam salafiste, l’islam fondamentaliste dans sa globalité, et l’islam wahhabite, importation saoudienne si étrangère à notre culture nationale égyptienne.
Et une fois de plus, nous affirmerons l’éternelle unité des « composantes jumelles de la nation » (ndlt : Musulmans et Coptes). Nous convoquerons une nouvelle fois la révolution de 1919 et sa bannière hissée qui montre l’étreinte du croissant et de la croix, symbolisant le lien indestructible.
Beaucoup de tout cela ne sera que pure hypocrisie, un grand nombre de ces réactions sera invariablement nuancé de manière à conserver, juste sous le vernis, des tas de préjugés bornés, un deux poids deux mesures flagrant et, en effet, une bigoterie engluée chez tant de ces dénonciateurs.
Tout cela ne sera d’aucune utilité. Nous sommes déjà passés par là, nous avons déjà fait exactement la même chose et pourtant les massacres continuent, chacun plus horrible que le précédent. La bigoterie et l’intolérance se propagent plus profondément et plus largement dans chaque coin et fissure de notre société.
Il n’est pas aisé de vider l’Égypte de ses Chrétiens : ils ont été là depuis aussi longtemps qu’existe le christianisme dans le monde. Près de 1500 ans de règne musulman n’ont pas éliminé la communauté chrétienne de la nation. Au contraire, elle a été maintenue suffisamment forte et vigoureuse pour jouer un rôle crucial dans le façonnement de l’identité nationale, politique et culturelle de l’Égypte moderne. Pourtant aujourd’hui, deux siècles après la naissance de l’État égyptien moderne, et alors que nous nous engageons dans la deuxième décennie du 21ème siècle, ce qui était inenvisageable avant ne relève plus de l’impossible : une Égypte sans Chrétiens, où la croix s’échapperait de l’étreinte du croissant et du drapeau symbolisant notre identité nationale moderne.
J’espère si (lorsque ?) ce jour arrive, être mort depuis longtemps ; mais mort ou vivant, ce sera une Égypte que je ne reconnais pas et à laquelle je n’aurais aucune envie d’appartenir.
Je ne suis pas Zola, mais, moi aussi je peux accuser.
Et ce n’est pas les assoiffés de sang d’Al-Qaïda ou quelqu’autre gang de voyous impliqué dans l’horreur d’Alexandrie qui m’intéressent. J’accuse le gouvernement, qui semble penser que surenchérir sur les islamistes lui permettra de leur couper l’herbe sous le pied. J’accuse la foule de députés et d’officiels du gouvernement qui ne peuvent pas s’empêcher d’emporter leur bigoterie personnelle au parlement ou aux différents organes gouvernementaux, à l’échelle nationale ou locale, où ils exercent leur pouvoir de manière à la fois brutale et désespérément absurde, sans jamais faire l’objet de contrôles. J’accuse ces organes de l’État qui pensent qu’en soutenant la tendance salafiste, ils nuisent à la confrérie des Frères musulmans, et qui aiment ponctuellement instrumentaliser les sentiments anti-Coptes vraisemblablement pour détourner l’attention de questions gouvernementales autrement plus sérieuses.
Mais plus que tout, j’accuse les millions de soi-disant musulmans modérés parmi nous : ceux qui versent de plus en plus dans le préjugé et dont l’esprit devient chaque année plus étroit.
J’accuse ceux parmi nous qui se dresseraient avec fureur contre la décision d’arrêter la construction d’un centre islamique près de ground zero à New York, mais qui applaudissent la police égyptienne lorsque celle-ci interrompt la construction d’un escalier dans une Église copte du quartier d’Omranya. J’étais là, et je vous ai entendus parler, dans vos bureaux, dans vos clubs, dans vos buffets dinatoires : « les Coptes méritent une bonne leçon », « les Coptes deviennent de plus en plus arrogants », « les Coptes parlent des Musulmans dans leurs dos » et dans le même souffle : « les Coptes empêchent les femmes chrétiennes de se convertir à l’islam en les kidnappant et en les emprisonnant dans des monastères ».
Je vous accuse tous parce que dans votre aveuglement bigot, vous ne pouvez même pas voir la violence que vous faites à la logique et au sens commun : vous osez accuser le monde entier de deux poids deux mesures contre vous, et dans le même temps, vous êtes complètement incapables d'être lucides à l'égard de votre flagrant deux poids deux mesures.
Et enfin, j’accuse les intellectuels libéraux, Musulmans et Chrétiens qui sont soit complices, soit qui ont peur ou plus simplement ne veulent pas dire ou faire quelque chose qui risque de déplaire « aux masses », et qui se sont tenus en marge, considérant qu’il était suffisant de se joindre au futile refrain des dénonciations qui se succèdent alors même que les massacres se propagent de plus en plus, toujours plus horriblement.

Il y a quelques années j’ai écrit dans le quotidien arabe Al-Hayat pour répondre à un éditorial paru dans un des journaux égyptiens. L’éditorialiste, dont j’ai depuis oublié le nom, louait les propos patriotiques d’un Égyptien copte qui avait lui-même écrit qu’il préfèrerait être tué des mains de ses camarades musulmans plutôt que d'espérer une intervention américaine qui le sauve. M’adressant au patriote copte, je lui ai demandé où s’arrêterait sa volonté de se sacrifier en l’honneur de la nation. Donner sa vie peut être une entreprise noble voire louable, mais serait-il aussi prêt à renoncer à ses enfants, sa femme, sa mère ? Combien d’Égyptiens chrétiens, lui ai-je demandé, serait-il prêt à sacrifier avant d’espérer une intervention étrangère : un million, deux, trois, tous ? J’avais alors dit, et je continue de le dire aujourd’hui, que nos options ne sont ni pauvres, ni vides d’imagination, de détermination, et nous ne sommes pas forcés de choisir entre avoir des Égyptiens coptes tués, en petit nombre ou en masses, ou courir dans les bras de l’Oncle Sam.
Est-il si difficile de nous concevoir comme des êtres humains rationnels avec un minimum de fermeté pour choisir notre destin, celui de notre nation ? C’est là, en effet, notre seule option, et nous ferions mieux de la saisir avant qu’il ne soit trop tard.

Traduction H. A.

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